QUAND LE NUMÉRIQUE S'INVITE EN GÉOTECHNIQUE
01/12/2019

QUAND LE NUMÉRIQUE S'INVITE EN GÉOTECHNIQUE



On parle à propos du numérique de quatrième révolution industrielle, après celles de la machine à vapeur, de l’électricité et de l’informatique. Il est aujourd’hui omniprésent dans notre vie quotidienne et professionnelle, sans qu’on sache toujours bien en définir les contours. Que recouvre le numérique ? Dans quelle mesure est-il présent dans le domaine géotechnique aujourd’hui ? Quels sont les enjeux du numérique en géotechnique pour les années qui viennent ? Et quels seront ses impacts sur nos métiers à l’avenir ? Il est grand temps pour la communauté géotechnique de se saisir de ces questions et de se projeter dans la « géotechnique numérique ». Dans le prolongement du colloque dédié à ce sujet lors du dernier Salon Solscope, trois spécialistes répondent à ces questions essentielles.

Solscope Mag : Qu’est-ce que « le numérique » ?


Le numérique, sous-entendu le secteur du numérique ou encore l’ensemble des technologies numériques, regroupe les sciences et technologies traitant de l’information et de la communication ainsi que l’ensemble des activités en découlant. Indissociable de l’informatique dont il constitue le fondement, le numérique a permis de révolutionner le traitement et la transmission des données. Il touche désormais, à des degrés variables, tous les secteurs d’activité. La plupart des concepts et théories du numérique ne sont pas nouveaux. Ils ont toutefois pris récemment un essor rapide grâce au développement de la puissance des ordinateurs (capacité de traitement, de stockage, etc.) et aux technologies de communication

 

Quels sont les principaux enjeux du numérique ?


La transition numérique va de pair avec le basculement d’une économie de la propriété et de la vente vers une économie de l’usage, de la fonctionnalité et du service : recours au covoiturage plutôt qu’à l’achat d’une voiture, ou encore développement de l’open data, par exemple. Elle est souvent associée également au développement durable.
D’où la notion de nouvelle révolution industrielle. Il ne s’agit pas d’une « couche supplémentaire »
qui s’applique sur les activités existantes, mais bien d’une remise en cause complète de ces activités dans l’ensemble des secteurs de l’économie, des sciences et de la vie quotidienne : le numérique est transverse et vient se placer au coeur des activités humaines. Il va ainsi avoir un impact sur la plupart des métiers de la construction.
L’objectif final reste toujours le même : construire mieux, plus vite et à moindres coûts. Le terme « mieux » recouvre notamment toutes les problématiques liées à la préservation des ressources, à l’environnement, au changement climatique, etc. Le numérique doit nous y aider, dans certaines limites : à nous de les définir.

 

Qu’est-ce que l’intelligence artificielle ?


Les développements de l’IA proposent et améliorent des algorithmes pour l’apprentissage, le calcul formel, la représentation digitale des connaissances et la simulation du raisonnement humain avec l’objectif de développer des systèmes experts adaptés à différents secteurs de l’économie. Ces algorithmes sont principalement basés sur les analyses statistiques et certains s’inspirent du fonc-
tionnement biologique (sélection génétique et réseaux de neurones artificiels). La disponibilité des données en quantité et en qualité (big data) contribue à ce que les technologies acquièrent de la maturité de façon continue dans le traitement (automatisé) du langage et la reconnaissance de la parole et de l’écriture, la reconnaissance des formes et des objets et l’identification biométrique.
Ces avancées se répercutent de façon concrète sur notre vie quotidienne et sur l’évolution des métiers dans tous les secteurs de l’économie. L’avènement des objets connectés et de la 5G laisse entrevoir une multitude d’applications des techniques d’intelligence artificielle. Au cours des 10 dernières années, l’apprentissage automatique a accéléré la révolution à laquelle nous assistons, révolution qui repose sur la disponibilité de quantités phénoménales de données (ne serait-ce que celles issues des Smartphones et leurs appareils photographiques), sur quelques avancées majeures en algorithmique (apprentissage profond ou deep learning, notamment) et sur l’augmentation importante de la puissance de calcul.

 

Que peut apporter le numérique dans les domaines de la construction en général, et de la géotechnique en particulier ?


Le numérique est déjà très présent dans le domaine de la construction, et ce à plusieurs niveaux (voir
figure page suivante) :

  • les méthodes de construction : développement des exosquelettes, des robots sur les chantiers,
    ou encore de l’impression 3D, et bien sûr systématisation de l’utilisation du BIM ;
  • les matériaux et équipements : utilisation des drones et des systèmes de mesures automatisés et connectés… ;
  • Les services et usages, avec le recours au big data et à l’IA, à la réalité virtuelle ou augmentée, aux outils de suivi de chantiers sur tablettes, etc.

Plus spécifiquement en géotechnique, le numérique est déjà largement présent :

  • acquisition de données : technologies laser et lidar, utilisation de plus en plus large des drones, machines et équipements de mesure connectés, etc. ;
  • bases de données : modèles SIG, bases de données de sondages, bases de données de mesures en phase chantier ou maintenance… ;
  • logiciels de calcul et modélisation.

Certaines applications du numérique sont toutefois encore peu développées dans nos métiers de la géotechnique :

  • BIM : son usage s’est généralisé dans le secteur du bâtiment, et se développe rapidement dans celui des infrastructures ; sa formalisation en géotechnique est encore peu développée et soulève de nombreuses questions parmi lesquelles celle de la gestion de la variabilité et des incertitudes relatives aux données de sol. La réflexion est amorcée notamment au travers du projet de recherche MINnD ;
  • big data, IA et machine learning : là aussi, les applications sont encore peu nombreuses dans le domaine géotechnique – voire de la construction en général (voir figure). Les entreprises de construction ont commencé à développer des outils sur la base des gros volumes de données d’instrumentation des machines et projets (dans le cas des tunnels, par exemple). Les laboratoires de recherche en géotechnique testent également différentes approches et applications dans ce domaine, notamment pour améliorer la compréhension et la capacité de prédiction du comportement des systèmes complexes, et fournir des outils d’aide à la décision (gestion des risques, optimisation de la reconnaissance des terrains, amélioration des procédés, etc.) ;
  • partage des données ou open data : les données de sol ou de chantier sont actuellement partagées à l’échelle des projets ou des entreprises, mais peu à l’échelle de la profession. L’évolution vers un « open data géotechnique » semble inéluctable, et la profession aurait tout intérêt à l’organiser elle-même, plutôt qu’à laisser la main aux acteurs du numérique.

 

Vers quoi évoluent les outils de conception utilisés ?


Dans les années 1990, seuls les logiciels analytiques étaient utilisés dans la pratique quotidienne des projets. Les années 2000 puis 2010 ont vu se généraliser progressivement les outils de modélisation aux éléments finis (et différences finies) en 2D puis 3D. Aujourd’hui coexistent les outils de calcul numérique, les modèles analytiques et semi-analytiques, et enfin les modèles semi-empiriques. Les principales évolutions récentes ont porté sur le développement des mailleurs, l’accélération des calculs, l’amélioration des interfaces de visualisation, la mise à disposition de modules d’études de sensibilité ou d’études probabilistes, ou encore la possibilité d’utiliser des scripts dans les logiciels pour une utilisation automatisée et/ou optimisée.
La prochaine « marche » au début des années 2020 pourrait être celle :

  • de l’interopérabilité avec les autres outils et de l’« intégration » de la chaîne de calcul (lien avec les SIG, le BIM et des modules d’interprétation des données d’entrée), d’une part,
  • et de l’« intégration » de la chaîne de conception avec le développement des calculs d’interaction sol/structure pour une optimisation globale structure/géotechnique des projets, d’autre part.

Le développement de modèles hybrides, proposant le couplage de solutions préétablies pour les sols supports et de solutions numériques pour les fondations et éventuellement la structure portée, permettra également à court terme de réduire les temps de calcul, facilitant, par exemple, les études paramétriques.
Enfin, la conception paramétrique (ou « generative design ») pourrait ouvrir de nouvelles portes à moyen terme. Ce concept permet d’explorer un très grand nombre de solutions répondant à des critères donnés. Dans le domaine géotechnique, il peut permettre la généralisation des études paramétriques et de sensibilité telles que nous les connaissons déjà, l’étude de différentes solutions variantes respectant un certain nombre de contraintes de projet, l’étude d’impact d’une modification du
projet, ou encore la déclinaison d’un projet-type sur un site donné.

 

Quels sont les enjeux du numérique pour les géotechniciens ?


Le numérique implique une transformation incontournable de nos méthodes de travail et de nos
métiers, et on peut s’attendre à ce qu’il conduise à :

  • plus de sécurité et moins de pénibilité (sur les chantiers), et des métiers plus intéressants, sous
    réserve de former les collaborateurs pour qu’ils les appréhendent ;
  • une optimisation toujours plus poussée de la conception, de la construction et de la maintenance des ouvrages ;
  • une organisation du travail différente, qui demandera davantage de profils multicompétences
    (après une tendance à la spécialisation et aux « silos ») : l’innovation implique la plupart du temps un croisement de plusieurs disciplines (géotechnique/numérique, géotechnique/génie civil...),
  • des modes et des parcours de formation adaptés.

De nombreux groupes de travail s’organisent aujourd’hui en Francesur les thématiques du numérique :
projet de recherche MINnD (IREX), GT 45 – Nouvelles technologies numériques en travaux souterrains (AFTES), atelier « Géotechnique et transition numérique » (Bureau géotechnique de Syntec Ingénierie), groupe miroir CFMS du TC 309 (machine learning et big data)…
Il nous faut collectivement anticiper cette évolution, et définir ce qui doit rester du ressort de l’ingénieur,
afin de faire du numérique une formidable opportunité !

 

Valérie Bernhardt, présidente du CFMS et directrice générale de Terrasol
Adel Abdallah, enseignant chercheur en géotechnique à l’ENSG – Université de Lorraine et animateur du groupe Miroir CFMS du TC 309 de la SIMSG
Jean-Michel Pereira, professeur de géotechnique à l’école des Ponts ParisTech